dimanche 24 mars 2013

L'entreprise, boîte grise de la théorie économique

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Olivier Weinstein, Professeur émérite à l'université Paris XIII. Auteur, avec Benjamin Coriat, de Les nouvelles théories de l'entreprise, coll. Le livre de poche, éd. Hachette.
Alternatives Economiques Hors-série n° 079 - décembre 2008

La théorie économique a du mal à appréhender l'entreprise. On commence cependant à y voir plus clair. Mais pour y parvenir, il a fallu renoncer aux postulats de l'économie classique.

La firme est une des institutions majeures du capitalisme moderne, voire son institution centrale. Et pourtant, elle n'avait occupé jusqu'aux années 60, qu'une place très marginale dans la théorie économique. Dans le corpus de la microéconomie standard, la firme était réduite à peu de chose: elle était assimilée à un agent individuel, sans prise en considération de son organisation interne et des questions propres qu'elle soulève. Cette vision sommaire de la firme s'explique par l'objet central de la microéconomie: l'étude des marchés et des mécanismes de prix. Ce n'est qu'à partir des années 70 que la firme va devenir, pour les économistes, un objet propre d'analyse, après la redécouverte d'un article de Ronald Coase de 1937 (1).
La firme comme noeud de contrats
Coase y soulève la question de la nature de la firme: qu'est-ce qu'une firme et pourquoi les firmes existent-elles? Sa réponse est que la firme constitue un mode de coordination économique alternatif au marché. Alors que, sur le marché, la coordination des agents est réalisée par le système de prix, la firme se caractérise par une coordination administrative, par la hiérarchie. Le recours à une telle coordination peut être nécessaire parce que la coordination par les prix entraîne des coûts, ignorés dans les analyses standards du marché, ce qu'on appellera par la suite des coûts de transaction. Quand ces coûts sont supérieurs aux coûts d'organisation interne, la coordination dans la firme s'impose. On trouve ainsi chez Coase deux thèses: d'une part, firme et marché constituent deux modes de coordination profondément différents, d'autre part, la firme est caractérisée par l'existence d'un pouvoir d'autorité, par la hiérarchie.
Les travaux de Coase sont le point de départ de la vision contractuelle de la firme, aujourd'hui dominante chez les économistes. La firme est analysée comme un système de relations contractuelles spécifiques entre agents, un "noeud de contrats". Il s'agit donc de se demander quels contrats sont mis en place et pourquoi. Au centre de ces analyses, se trouvent les problèmes résultant des divergences d'intérêts et des asymétries d'information entre les parties: un agent peut disposer d'informations que les autres n'ont pas et en tirer un profit personnel. L'idée est de trouver le système contractuel le plus efficient, en fonction notamment des contraintes techniques et de la nature des informations détenues par les parties.
On peut identifier deux variantes principales de l'approche contractuelle. La première tente de rendre compte de l'existence et des traits de la firme sans remettre en question les fondements du paradigme néoclassique, fondé sur l'hypothèse de la rationalité des acteurs, le fameux homo oeconomicus. Cela a été fait en développant deux corps d'analyse complémentaires, la théorie des droits de propriété et la théorie de l'agence.
Droits de propriété et théorie de l'agence
Dans la première, la firme est caractérisée par une structure particulière de droits de propriété, définie par un ensemble de contrats. Un "bon" système de droits de propriété est celui qui permet de profiter des avantages de la spécialisation et qui assure un système efficace d'incitation. Dans un article célèbre (2), Armen Alchian et Harold Demsetz tentent ainsi de démontrer que la firme capitaliste classique, l'entreprise individuelle, est la forme d'organisation la plus efficiente quand la technologie impose le travail en équipe.
La théorie de l'agence complète celle des droits de propriété. Elle se propose de déterminer les contrats incitatifs optimaux adaptés aux situations les plus diverses. L'application de cette théorie à l'analyse de la firme est marquée par l'article fondateur de Michael Jensen et William Meckling (3). Ce courant se propose de démontrer l'efficience des formes organisationnelles caractéristiques du capitalisme contemporain, et en particulier de la société par actions. C'est cette théorie qui a servi de fondement aux analyses récentes sur le gouvernement d'entreprise, et de justification au retour du principe de la primauté des actionnaires, comme fondement de la gestion de l'entreprise.

Cette vision, qui inspire les positions libérales, s'oppose à Coase sur deux points: il n'y aurait dans la firme aucune relation d'autorité, mais simplement des rapports contractuels libres; il n'y a pas lieu d'opposer firme et marché, car la firme n'est pas fondamentalement différente du marché, elle est un marché privé. Cela implique de nier toute spécificité à la relation d'emploi: le contrat de travail est censé être similaire à un contrat commercial. Pour apprécier ce point de vue, il faut revenir à un aspect déterminant, présent chez Marx: le salarié ne vend pas le produit de son travail, comme le fait un travailleur indépendant, il loue sa force de travail. La firme acquiert par contrat le droit de le diriger et d'utiliser à son gré ses compétences. Il y a bien ainsi une relation d'autorité entre l'employeur et l'employé.
Williamson, les coûts de transaction et les contrats incomplets
La deuxième branche de la théorie contractuelle de la firme, développée par Oliver Williamson (4), se situe plus directement dans le prolongement de Coase. Williamson se distingue des néoclassiques par ses hypothèses sur le comportement des agents. Il reprend la théorie de la rationalité limitée de Herbert Simon: les agents ont des capacités cognitives limitées, ils ne peuvent pas, dans des environnements complexes, envisager tous les événements possibles et évaluer parfaitement les conséquences de leurs actes. En conséquence, les contrats sont le plus souvent des contrats incomplets qui n'envisagent pas toutes les éventualités. L'incomplétude des contrats laisse une marge de manoeuvre aux parties, elle permet les comportements opportunistes.
C'est là que se situe le problème essentiel, pour Williamson: les choix organisationnels visent à se protéger contre l'opportunisme. Ce problème se pose tout particulièrement quand, pour une transaction, les agents doivent réaliser des investissements spécifiques qui les rendent dépendants l'un de l'autre. Chaque partie peut alors craindre que l'autre s'approprie le bénéfice de la transaction, qu'il y ait hold-up. C'est dans ce cas que, selon la théorie des coûts de transaction, la coordination au sein de la firme sera préférée à la coordination par le marché. L'importance donnée dans cette vision à la spécificité des actifs est très discutée. Il est également permis de se demander dans quelle mesure l'internalisation limite les comportements opportunistes.
La théorie plus récente des contrats incomplets, développée en particulier par Oliver Hart (5), se propose de reformuler la théorie des coûts de transaction dans le cadre analytique d'une nouvelle microéconomie néoclassique. Elle y ajoute la prise en compte des droits de propriété. Ce qui conduit Hart à insister sur un point essentiel: l'incomplétude des contrats donne une grande importance à la définition des rapports de pouvoir dans les relations contractuelles. La définition des systèmes de droits de propriété sur les facteurs de production, en particulier sur le capital non humain (les moyens de production), vise à allouer le pouvoir entre les agents. Et la propriété du capital donne en même temps un pouvoir sur les travailleurs: on retrouve ainsi, comme le note Hart lui-même, un aspect des thèses marxistes.
La firme comme système de compétences
Les théories contractuelles ignorent une dimension majeure: la firme a pour fonction de produire des marchandises; elle repose donc sur la constitution d'une capacité collective à produire, à gérer et à innover. Les théories de la firme dites "fondées sur les compétences" se centrent sur cette question. La théorie évolutionniste de la firme peut être rattachée à ce courant. Les travaux qui se situent dans cette perspective sont divers (6). Ils se distinguent cependant tous des approches contractuelles, tant par les questions qu'ils traitent que par leurs fondements théoriques.
L'objet premier de ces analyses est d'expliquer pourquoi certaines firmes ont durablement des performances supérieures, ou plus généralement chez les évolutionnistes, "pourquoi les firmes diffèrent durablement dans leurs caractéristiques, comportements et performances", selon les termes de Giovanni Dosi et Luigi Marengo. La réponse à cette question va être recherchée dans l'analyse des dynamiques d'accumulation de connaissances et de compétences spécifiques par les firmes. Chaque entreprise détient des compétences qui lui sont propres et que les autres firmes ne peuvent pas acquérir rapidement, parce qu'elles sont difficiles à imiter et qu'elles ne peuvent être acquises sur un marché. Ainsi l'activité et la compétitivité de chaque firme reposent-elles sur un ensemble de compétences foncières (core capabilities, en anglais).
Ce type d'approche de la firme peut également donner une réponse à la question du choix entre firme et marché totalement différente des réponses contractualistes. Une firme serait conduite à choisir entre l'internalisation d'une activité et le recours au marché essentiellement en fonction des compétences qu'elle détient. Ce qui, notons-le, signifie que, dans un même secteur, deux firmes pourront, de manière rationnelle, faire des choix différents en la matière.
La réflexion sur les compétences de la firme conduit à s'interroger sur les conditions dans lesquelles celles-ci se forment et évoluent. Cette question est abordée depuis longtemps par la théorie des organisations. Elle est particulièrement développée par les évolutionnistes dans un cadre théorique qui se veut une alternative au paradigme néoclassique. Celui-ci repose sur une théorisation des comportements individuels, construite dans la lignée d'Herbert Simon et de James March, qui donne une place centrale à l'analyse des processus d'apprentissage, individuels et collectifs.
L'accent placé par ces travaux sur la connaissance est leur force car elles touchent ainsi à une question essentielle à la compréhension de la firme, tout particulièrement quand l'innovation devient centrale. Mais c'est aussi leur faiblesse, dans la mesure où cela conduit à ignorer, le plus souvent, les dimensions conflictuelles des rapports économiques et le fait que les firmes capitalistes sont des organisations dont la finalité n'est pas tant la production pour elle-même que la recherche du profit.
Firme, pouvoir et connaissances
Raghuram G. Rajan et Luigi Zingales ont tenté, ces dernières années, de renouveler la théorie de la firme, notamment du point de vue des rapports entre propriété et pouvoir, en relation avec les transformations de la firme et du capitalisme intervenus depuis une trentaine d'années (7). Ils se placent au départ dans la lignée de la théorie des contrats incomplet de Hart: comme chez celui-ci, la complémentarité entre les ressources va être un instrument du contrôle du capital humain, des travailleurs. Mais ils rejettent le lien exclusif posé par celui-ci entre contrôle et propriété des actifs matériels. Leur point de départ est que l'entrepreneur - ou le manager - pourra acquérir et maintenir un pouvoir sur les travailleurs dans la mesure où il contrôle, par la propriété ou par un autre moyen, une "ressource critique". Celle-ci peut être un actif matériel, mais aussi bien certaines personnes ou certaines connaissances. Le problème majeur se pose quand cette ressource critique n'est pas un actif susceptible d'être contrôlé par des dispositifs légaux.
Cet aspect est d'autant plus important pour les auteurs qu'il s'insère dans une vision des transformations de l'entreprise, aujourd'hui commune, selon laquelle les ressources critiques sont constituées de plus en plus souvent par le capital humain, plutôt que par des actifs matériels. Leur objet est donc de comprendre en quoi l'importance croissante des connaissances transforme la firme, ce qui est en effet une question majeure.
Rajan et Zingales critiquent également la vision de la firme comme un noeud de contrats explicites. Ils mettent l'accent sur les contrats implicites, un aspect que l'on retrouve aujourd'hui dans de nombreuses réflexions sur l'entreprise. Ce qui les conduit à considérer la firme comme un tout, construit autour d'un capital organisationnel, qui ne peut pas être produit simplement par des arrangements légaux. On aboutit ainsi à une caractérisation de la firme proche de celle que l'on trouve dans les théories fondées sur la compétence, auxquelles les auteurs font des références répétées. Mais avec, de plus, un élément central qui est la prise en compte des questions de pouvoir et de contrôle des connaissances et des compétences. Cela les conduit à mettre en question le rôle de la propriété: la propriété des actifs par un agent peut avoir des effets négatifs. C'est ce que les auteurs qualifient de "dark side of ownership".
Il reste une dernière voie de recherche, trop peu développée pour l'instant, qui consiste à replacer l'analyse de la firme et de ses formes dans le cadre des systèmes institutionnels où elle s'insère, et de leurs dynamiques historiques. C'est ce à quoi s'attelle, d'une certaine manière, la théorie des conventions (*) , en analysant la diversité des formes de rationalité et des modes de coordination (8). C'est ce qu'a réalisé, d'une autre manière, la théorie de la régulation (*) en analysant la firme fordiste comme composante d'un certain système de formes structurelles soutenant un régime d'accumulation. C'est ce que l'on trouve encore chez un auteur comme Masahiko Aoki, ou dans les travaux sur les variétés de capitalisme (9). Cela conduit à mettre en évidence la dimension historique des formes d'organisation et des systèmes de droits de propriété. C'est par là que l'on pourrait mieux saisir les deux questions majeures actuelles: celle des rapport entre firme et économie de la connaissance, et celle des rapports entre firme et finance. Si la firme n'est plus simplement une boîte noire pour les économistes, elle est cependant loin encore d'avoir livré tous ses secrets.

    * Economie des conventions : place au coeur de l'analyse économique les représentations que partagent les agents(les conventions) sur leurs attentes et les résultatsde leur interactions.
    * Théorie de la régulation : insiste sur l'importance du cadre institutionnel et de sa construction historique qui surdéterminent les comportementsdes acteurs économiques.

Olivier Weinstein, Professeur émérite à l'université Paris XIII. Auteur, avec Benjamin Coriat, de Les nouvelles théories de l'entreprise, coll. Le livre de poche, éd. Hachette.
Alternatives Economiques Hors-série n° 079 - décembre 2008
 Notes
(1) Traduction française: "La nature de la firme", Revue française d'économie, II, hiver 1987.
(2) "Production, Information Costs and Economic Organization", American Economic Review n° 62, décembre 1972.
(3) "Theories of the Firm: Managerial Behaviour, Agency Costs and Ownership Structure", Journal of Financial Economics 3, n° 4, oct .1976. Voir aussi Foundations of Organizational Strategy, par Michael C. Jensen, éd. Harvard University Press, 1998.
(4) Traduction française: Les institutions de l'économie, InterEditions, 1994.
(5) Firms, Contracts and Financial Structure, éd. Clarendon Press, Oxford, 1995.
(6) On pourra se reporter à Resource-based and Evolutionnary Theories of the Firm, par C. A. Montgomery (dir.), éd. Kluwer Academic Press, 1995. Sur l'approche évolutionniste, on peut voir, parmi de multiples travaux, la contribution de G. Dosi et L. Marengo, "Some Elements of an Evolutionnary Theory of Organizationnal Competences", dans Evolutionnary Concepts in Contemporary Economics, par Ann Arbor, sous la dir. de R. W. England, éd. University of Michigan Press, 1994, et l'article de G. Dosi, D. Teece et S. Winter, "Les frontières des entreprises: vers une théorie de la cohérence de la grande entreprise", Revue d'économie industrielle n° 51, 1er trim. 1990.
(7) On peut voir, parmi des écrits nombreux, les articles: "Power in a Theory of the Firm", par R. G. Rajan et L. Zingales, Quarterly Journal of Economics, 113
(2), 1998; "The Firm as a Dedicated Hierarchy: a Theory of the Origins and the Growth of Firms", par R. G. Rajan,. et L. Zingales, Quarterly Journal of Economics, 116
(3), 2001, ou encore "In Search of New Foundations", par L. Zingales, Journal of Finance, 55
(4), 2000.
(8) Voir par exemple Analyse économique des conventions, par André Orléan (dir.), éd. PUF, 2004.
(9) Voir par exemple Les modèles productifs, par Robert Boyer et Michel Freyssenet, éd. La Découverte, 2000; Masahiko Aoki, Fondements d'une analyse institutionnelle comparée, éd. Albin Michel, 2006.

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