http://www.alternatives-economiques.fr/l-entreprise--boite-grise-de-la-theorie-economique_fr_art_806_41344.html
Olivier Weinstein,
Professeur émérite à l'université Paris XIII. Auteur, avec Benjamin
Coriat, de Les nouvelles théories de l'entreprise, coll. Le livre de
poche, éd. Hachette.
Alternatives Economiques Hors-série n° 079 -
décembre 2008
La théorie économique a du mal à appréhender l'entreprise. On
commence cependant à y voir plus clair. Mais pour y parvenir, il a fallu
renoncer aux postulats de l'économie classique.
La firme est une des institutions majeures du capitalisme
moderne, voire son institution centrale. Et pourtant, elle n'avait
occupé jusqu'aux années 60, qu'une place très marginale dans la théorie
économique. Dans le corpus de la microéconomie standard, la firme était
réduite à peu de chose: elle était assimilée à un agent individuel, sans
prise en considération de son organisation interne et des questions
propres qu'elle soulève. Cette vision sommaire de la firme s'explique
par l'objet central de la microéconomie: l'étude des marchés et des
mécanismes de prix. Ce n'est qu'à partir des années 70 que la firme va
devenir, pour les économistes, un objet propre d'analyse, après la
redécouverte d'un article de Ronald Coase de 1937 (1).
La firme comme noeud de contrats
Coase y
soulève la question de la nature de la firme: qu'est-ce qu'une firme et
pourquoi les firmes existent-elles? Sa réponse est que la firme
constitue un mode de coordination économique alternatif au marché. Alors
que, sur le marché, la coordination des agents est réalisée par le
système de prix, la firme se caractérise par une coordination
administrative, par la hiérarchie. Le recours à une telle coordination
peut être nécessaire parce que la coordination par les prix entraîne des
coûts, ignorés dans les analyses standards du marché, ce qu'on
appellera par la suite des coûts de transaction. Quand ces coûts sont
supérieurs aux coûts d'organisation interne, la coordination dans la
firme s'impose. On trouve ainsi chez Coase deux thèses: d'une part,
firme et marché constituent deux modes de coordination profondément
différents, d'autre part, la firme est caractérisée par l'existence d'un
pouvoir d'autorité, par la hiérarchie.
Les travaux de Coase sont
le point de départ de la vision contractuelle de la firme, aujourd'hui
dominante chez les économistes. La firme est analysée comme un système
de relations contractuelles spécifiques entre agents, un "noeud de
contrats". Il s'agit donc de se demander quels contrats sont mis en
place et pourquoi. Au centre de ces analyses, se trouvent les problèmes
résultant des divergences d'intérêts et des asymétries d'information
entre les parties: un agent peut disposer d'informations que les autres
n'ont pas et en tirer un profit personnel. L'idée est de trouver le
système contractuel le plus efficient, en fonction notamment des
contraintes techniques et de la nature des informations détenues par les
parties.
On peut identifier deux variantes principales de
l'approche contractuelle. La première tente de rendre compte de
l'existence et des traits de la firme sans remettre en question les
fondements du paradigme néoclassique, fondé sur l'hypothèse de la
rationalité des acteurs, le fameux
homo oeconomicus. Cela a été
fait en développant deux corps d'analyse complémentaires, la théorie
des droits de propriété et la théorie de l'agence.
Droits de propriété et théorie de l'agence
Dans
la première, la firme est caractérisée par une structure particulière
de droits de propriété, définie par un ensemble de contrats. Un "bon"
système de droits de propriété est celui qui permet de profiter des
avantages de la spécialisation et qui assure un système efficace
d'incitation. Dans un article célèbre (2), Armen Alchian et Harold
Demsetz tentent ainsi de démontrer que la firme capitaliste classique,
l'entreprise individuelle, est la forme d'organisation la plus
efficiente quand la technologie impose le travail en équipe.
La
théorie de l'agence complète celle des droits de propriété. Elle se
propose de déterminer les contrats incitatifs optimaux adaptés aux
situations les plus diverses. L'application de cette théorie à l'analyse
de la firme est marquée par l'article fondateur de Michael Jensen et
William Meckling (3). Ce courant se propose de démontrer l'efficience
des formes organisationnelles caractéristiques du capitalisme
contemporain, et en particulier de la société par actions. C'est cette
théorie qui a servi de fondement aux analyses récentes sur le
gouvernement d'entreprise, et de justification au retour du principe de
la primauté des actionnaires, comme fondement de la gestion de
l'entreprise.